Sylvie Ayral La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège,Paris, Puf (Partage du savoir), 2011, 204 p.

Comment expliquer que, dans les établissements scolaires, les garçons soient plus souvent sanctionnés que les filles ? On aurait pu s’attendre à ce qu’un ouvrage traitant de cette question consiste en une énième répétition des sens communs éducatifs : lire que l’École va mal, que l’équilibre des jeunes se trouve affecté par un affaiblissement de l’autorité des adultes, que les établissements ont besoin de plus de moyens financiers pour défendre les valeurs républicaines et méritocratiques. Mais il n’en est rien. La fabrique des garçons, écrit par Sylvie Ayral et paru en mars 2011 aux Presses universitaires de France, propose un point de vue original sur les sanctions scolaires au prisme du genre. Alliant démarche empirique (statistiques, entretiens, observations) et ambition analytique, cet ouvrage a le mérite de ne pas limiter l’enjeu de l’éducation et le bien-être des élèves à leurs notes et à leurs insertions professionnelles. Il décrit plutôt la contribution des dispositifs punitifs au sein des établissements scolaires aux socialisations de genre. L’auteure aboutit à une explication raisonnée des inégalités de punitions entre garçons et filles et en tire les conséquences sur le plan politique : comment mettre en place une éducation véritablement non sexiste ? C’est donc à la fois une analyse sérieuse et une critique virulente du système répressif en milieu scolaire.

La problématique étant posée, le livre s’ouvre sur un cadrage théorique (chap. 1, pp. 9-68). L’auteure y fait le point sur les différents domaines de recherche auquel son objet l’affilie, tels que l’interactionnisme symbolique, les études sur le genre, la sociologie de l’éducation, la sociologie de la déviance, etc. Un curieux départ pour un ouvrage qui se veut accessible et synthétique ; ces quelques dizaines de pages très scolaires auraient pu être condensées en introduction. Mais on entre ensuite dans le vif du sujet : la méthode. S. Ayral a étudié cinq collèges aux propriétés sociales diverses. Comme elle les désigne elle-même (pp. 77-86), il s’agit d’un collège rural, d’un collège périurbain, d’un collège urbain accueillant essentiellement une population « issue de l’immigration », d’un collège rural classé en Zone d’éducation prioritaire (ZEP) et d’un collège urbain privé à « haut niveau de réussite scolaire ». Dans chacun de ces établissements, elle a constitué des statistiques avant de procéder à une enquête plus qualitative. En plus des entretiens individuels menés avec des professeurs et avec d’autres professionnels (agents d’entretien, conseillers principaux d’éducation), elle a organisé des entretiens collectifs auprès de groupes d’élèves non mixtes – d’un côté les garçons, de l’autre les filles – initiative judicieuse pour saisir in situla dynamique de construction des discours sexués. Enfin, les observations participantes (fondées sur sa propre expérience d’enseignement), mais aussi non participantes, apportent à l’ouvrage une dimension supplémentaire, puisque les statistiques et les discours sont confrontés à des situations directement observées.

Que ressort-il de ces recherches ? De nombreuses petites conclusions « secondaires » parsèment La fabrique des garçons. D’un point de vue statistique, S. Ayral montre à quel point les élèves masculins sont plus touchés par des sanctions que leurs camarades féminines. Rien de surprenant jusque-là, même si la mesure de ces inégalités ne saurait laisser indifférent : environ 80 % des élèves punis sont des garçons. Ce n’est pas tout. Elle affine peu à peu ses résultats en introduisant de nouvelles variables, du type de sanction pratiqué dans chacun des établissements étudiés au milieu familial des élèves, en passant par l’évolution des inégalités punitives selon l’année d’étude. Le lecteur découvre ainsi un tableau de la réalité chiffrée des sanctions en établissement secondaire. Au niveau qualitatif, S. Ayral confronte les propos des professeurs à ceux des élèves. Elle montre que parmi les premiers, plusieurs « sens communs » se chevauchent pour justifier que les garçons soient plus punis que les filles : références à la biologie, à la psychanalyse, à l’anthropologie. On assiste à une véritable entreprise – parée de bonnes intentions – de naturalisation de la personnalité « turbulente » des garçons. Les collégiens ont également conscience de l’inégalité garçons/filles, mais ici encore, elle est présentée comme un phénomène quasi naturel auquel « on n’y peut rien », comme le résume un collégien interrogé (p. 140). Constat primordial : ces discours sont les mêmes chez les professionnels et chez élèves. Tout un consensus entoure la représentation de l’évidence selon laquelle les garçons sont plus à même d’être punis que les filles.

C’est le cinquième chapitre, « Des représentations aux pratiques : la fabrique des garçons » (p. 153), qui hisse le raisonnement vers son point culminant. S. Ayral entraîne son lecteur à un retour sur ce qui constitue, concrètement, les socialisations féminines et masculines. Comment les garçons deviennent-ils des « garçons » ? Comment les filles deviennent-elles des « filles » ? Tout un système de contraintes est décortiqué. La socialisation masculine procède, entre autres, par l’affichage d’une forme d’homophobie et par l’affirmation d’une certaine autorité physique. Du côté des femmes, la problématique centrale est l’acceptation des situations de domination, c’est-à-dire l’apprentissage d’une disposition à la docilité (à l’inverse des hommes). La profondeur de ces mécanismes conduit à mobiliser un angle théorique inscrit dans la continuité de Pierre Bourdieuⁱ, accentuant la dimension incorporée et intériorisée des injonctions sociales.

Attardons-nous cependant sur les garçons, qui suivent d’après S. Ayral un ensemble de rituels visant à les construire en tant qu’hommes : ce sont des « rites virils » (p. 170), comportements qui valorisent l’agressivité et l’insoumission. Les garçons, pour devenir des hommes, sont donc sommés de s’intégrer à ce type de socialisation. Dans ce contexte, respecter l’ordre scolaire, c’est-à-dire se plier à la docilité (valeur symboliquement féminine) attendue par les professionnels, peut leur paraître bien contradictoire. Les conduites de révolte et leur validation par les sanctions s’insèrent en revanche très bien dans ce mode de socialisation. Quand les professeurs croient stigmatiser les garçons en les sanctionnant, souvent, ils les valorisenten validant le « rite viril ». Le système punitif aide ainsi les garçons à entrer dans un type de socialisation genré. La dyade transgression/sanction permet à la fois une différenciation vis-à-vis des filles (qui sont moins punies et plus « dociles »), voire une valorisation auprès d’elles, mais également la mise en place d’un cadre d’affichage de sa supposée virilité, institutionnalisée par la sanction. La boucle est bouclée : voici comment le système scolaire, en tant que système répressif, reproduit l’ordre des genres. Voici comment l’École devient une fabrique des garçons.

Dans un livre qui monte en qualité à mesure de la lecture, Sylvie Ayral a construit une théorie, simple et efficace, de la reproduction des stéréotypes de genre en milieu scolaire ; ou plutôt, devrait-on dire, parle milieu scolaire. À l’heure où le débat social sur l’éducation stagne autour de dualités stériles (autorité/laxisme ; plus de moyens/moins de moyens ; éducation privée/éducation publique), l’auteure de La fabrique des garçons a su décaler la question. Induisant plus qu’une réflexion théorique, sa conclusion mène à reconsidérer le sens des dispositifs pédagogiques et par extension à imaginer les changements politiques envisageables dans ce domaine ; c’est une recherche engagée, représentative de ce que défend la jeune collection « Partage du savoir ». Il reste alors à appréhender l’éventuelle réception politique de ce travail. Daniel Welzer-Lang développe cette interrogation dans sa postface. Il met en évidence la tragique inadéquation entre la portée potentielle des résultats de la recherche et la fermeture des décideurs aux sciences sociales. L’ouvrage se termine ainsi par un plaidoyer en faveur d’une prise en compte politique de la recherche sociologique : « c’est bien dans et par l’école que l’on peut commencer à changer les choses, pour ne pas que la quinzaine d’années passées sur ces bancs transforme les garçons et les filles en futures victimes, passives ou actives, de la domination masculine » (p. 187).